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Tant mieux

Emmanuel est le garçon le plus généreux que je connaisse. Si nous mourrions tous en même temps et que le Paradis s'ouvrait pour lui, il refuserait d'y entrer sans nous.


Ce jour-là en classe je leur faisais étudier une nouvelle ; tous étaient tombés d'accord pour détester le héros, tyran despotique et raciste. Ils n'avaient pas leur langue dans la poche pour le critiquer. Qu'il soit aveugle ne les apitoyait pas, il n'en restait pas moins une ordure que ses domestiques avaient bien raison de surnommer "le Führer". C'était un aveugle de naissance, précisait l'auteur. Et, soucieuse que l'intrigue soit bien comprise, j'insistai sur ce point.

- Tant mieux ! fit Emmanuel dans un souffle.


Je n'eu pas le temps d'exprimer tout fort mon étonnement, les élèves se coupaient la parole pour commenter le texte et exprimer leur stupéfaction suite à la chute qu'aucun n'avait vu venir.

Mon visage cependant dut exprimer mon étonnement voire ma réprobation car Emmanuel, au fond de la classe, se tut et baissa les yeux.

Cette remarque d'Emmanuel pourtant me sidérait. Ainsi même lui, modèle de bonté et de miséricorde, même lui souhaitait du mal à cet homme, fictif, certes mais représentant de la race humaine.


Max fit évoluer la discussion en nous demandant lequel de nos cinq sens nous manquerait le plus. Nous avions du temps avant la récré et je n'avais aucune envie d'embrayer sur une leçon de grammaire, je le laissais mener son débat, contente de le voir devenir si à l'aise à l'oral lui qui, comme Emmanuel du reste, souffrait d'un défaut de langage.

- En fait, c'est une question d'habitude, trancha bientôt un garçon de la classe. Perdre un des cinq sens dans un accident ça doit être bien plus compliqué que d'être sourd ou muet de naissance, par exemple.

- C'est vrai, au moins on est habitués depuis toujours et on n'a pas de souvenirs pour nous rendre jaloux de notre vie d'avant l'accident.


Emmanuel leva un regard limpide vers moi.

- C'est ça que je voulais dire quand j'ai dit "tant mieux".


Ainsi tout à l'heure, quand tous (y compris moi intérieurement) lynchaient le coupable fictif, créé par l'auteur pour être détesté, Emmanuel voulait lui adoucir la vie.


Emmanuel mourra avant moi, probablement, fragile comme il est, en lutte depuis sa naissance contre une maladie sournoise. Si Saint Pierre me refuse l'ouverture du Paradis, le regard limpide de mon élève se posera sur le grand portier et plaidera en ma faveur.

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