Des cadres sur un piano

10 heures bientôt. Amélie va passer. Amélie, c’est l’aide à domicile. Elle porte bien son prénom cette jeune femme. Il semblerait que le prénom « Amélie » vienne de l’allemand et désigne une personne travailleuse. Du moins c’est ce que dit le guide officiel des prénoms de 1967, que Monique avait acheté avec Alain. Dans le prénom « Amélie », Monique voit aussi un rapprochement avec « Aimé ». Peut-être que ce n’est étymologiquement pas correct mais peu importe. Cette petite Amélie, elle a un cœur gros comme un melon. Une petite-fille comme ça, Monique serait heureuse d’en compter dans sa descendance.
Monique attrape le plumeau jaune tout doux et, comme chaque matin, elle fait virevolter les plumes sur les touches d’ivoire de son piano et sur les cadres-photos qui ornent l’instrument. Elle adresse un sourire tendre à Alain raidi dans son costume de marié, puis un regard empli d’admiration pour ce même Alain en tenue de pompier, casque sous le bras. Petit clin d’œil à la famille idéale dans le cadre voisin : beaux petits-enfants nordiques entourés de leurs parents quadragénaires ; même le chien est beau, digne d’un catalogue. Dans l’autre cadre, un jeune couple des années 2000, deux enfants blonds qui jouent dans la neige ; le chien n’est plus le même.
Un coup de sonnette annonce la fin du ménage. Voici Amélie qui arrive. C’est rageant d’être encore assez alerte pour faire son petit ménage quotidien et plus assez pour mettre ses bas de contention !
Mais Amélie avec sa bonne humeur sait faire oublier les petits désagréments parfois humiliants de la vieillesse. D’ailleurs, dans le quartier, Amélie est connue pour cette qualité. Le couple dont elle s’occupe dans l’immeuble est du même avis. Et il se murmure que Gisèle, qui habite un peu plus haut dans la rue, entre la place de la mairie et la pharmacie, attend avec impatience que l’un des patients d’Amélie passe l’arme à gauche pour rejoindre la liste des protégés de la jeune femme. Il faut dire que Kathy, l’aide-soignante de Gisèle, n’est pas très douce… et puis, elle n’est pas d’ici ! Amélie, elle, c’est une enfant du pays. Son père, un agriculteur, est au conseil municipal ; sa mère travaille à l’Ehpad. Jusqu’à la fin du collège, Amélie était scolarisée ici. On peut lui parler des copains du quartier, des souvenirs d’enfance, du repas du troisième âge, elle n’est pas perdue, elle connaît tout ce petit monde depuis l’enfance, pour avoir partagé le banc de l’école avec leurs petits-enfants.
Les bas sont bientôt enfilés, les cheveux coiffés. Avec une aide moins patiente ou moins dévouée, Monique se résoudrait sans doute à les couper mais Amélie prend le temps de les brosser chaque matin. « Alain aimait tant mes longs cheveux » a murmuré Monique un des premiers jours où Amélie est venue travailler. Ce petit aveu tendre et nostalgique a suffi pour qu’Amélie promette de prendre soin des cheveux gris.
- Seulement, Monique, il ne faudra rien dire de notre petit arrangement de coiffure, on pourrait me reprocher de ne pas faire ce pour quoi je suis payée. Et puis, en échange, puisque ça me prend un peu de temps libre, vous allez me rendre un service.
- Ah oui ? Quoi donc ?
- Eh bien, vous éplucherez vos légumes ! Vous pouvez encore le faire, je crois. Sur ma fiche de mission il est écrit que je dois préparer vos repas. On n’avouera pas que vous pouvez le faire en partie vous-même !
- C’est entendu !
Ainsi chaque matin, vers 9 heures, Monique se met à préparer les légumes pour qu’Amélie ne perdre pas son temps à cela en arrivant et ait le temps de coiffer sa protégée. La cuisine est prête à mettre en train, ce que fait Amélie avant de s’atteler aux bas et aux cheveux. Elle retourne ensuite en cuisine, éteint le feu sous la casserole puis s’éclipse après un petit geste de la main, en emportant la poubelle qu’elle descend avec celle de Jean et Marie (de l’étage supérieur), qu’elle a été soigner et habiller une heure plus tôt.
Mais ce matin Amélie a un mauvais tour de rein, il lui a fallu s’asseoir pour coiffer Monique ; ce n’est pas dans ses habitudes.
- Je ne me vois vraiment pas descendre à la cave aujourd’hui, Monique… votre poubelle et vos bocaux de verre devront attendre.
- Ma pauvre petite… veux-tu une petite gnole pour te remettre ? C’est souverain !
- Voyons Monique ! Je ne peux pas boire sur mon temps de travail ! Et puis j’ai deux patients à visiter encore aujourd’hui, il faut que je prenne ma voiture.
- Ah oui… Mais pour ma poubelle… Je ne peux pas la descendre moi, tu sais bien ma petite Amélie, l’escalier est si raide. Tu sais que Jean s’y était cassé la margoulette une fois ?
- Bien sûr que je m’en souviens, répond celle qui intervient chez Jean depuis ce mémorable accident.
- Le problème c’est que, dans ma poubelle, continue Monique préoccupée, il y a des restes de sardines ; de quoi attirer tous les chats du quartier, et même des rongeurs ! Tu sais qu’il faut s’attendre à tout avec ces sales bêtes !
Amélie sourit.
- Allez, un peu d’humilité Monique : vous irez toquer chez un voisin pour lui demander ce service.
- Oui, tu as raison… Au-dessus il n’y a que des vieux comme moi mais j’ai croisé des jeunes en bas… Je vais leur demander.
- Parfait, Monique ! Allez, je file.
- Et remets-toi vite ma petite !
- Promis, Monique, à demain !
11h. Amélie est partie s’occuper d’un autre patient. Pour Monique, encore une bonne heure à attendre avant de réchauffer au micro-ondes le bon petit plat qu’Amélie a fait cuire. Il y a déjà six mois que la vieille dame s’est résolue à ne plus utiliser ses poêles et sa gazinière, après qu’une casserole d’eau brûlante lui soit tombée (elle ne comprend toujours pas comment) sur le tibia. Mais elle ne le regrette pas puisque c’est depuis ce jour qu’Amélie vient chaque jour et non plus une seule fois par semaine.
11h donc. Monique n’a pas envie de se lancer dans une partie de scrabble aujourd’hui, ni d’aller grignoter une galette Saint-Michel chez Marie ou Gisèle. Savoir que ses poubelles ne sont pas descendues la dérange. Monique a des petites manies, elle le reconnaît sans mal. Chaque chose doit être à sa place : les photos sur le piano, la poussière loin de sa vue, et les poubelles au sous-sol.
Au deuxième et dernier étage du petit immeuble il n’y a que des vieux (Jean et Marie d’un côté, Henri en face) qui seraient eux aussi en danger dans l’escalier de la cave. Sur le palier d’en face, c’est une famille dont les membres sont absents jusqu’à la fermeture du collège et des bureaux. Au rez-de-chaussée en revanche il y a des jeunes. Un du moins, juste en-dessous de chez la vieille dame. Il a raconté l’autre jour, lorsque Monique l’a croisé dans le couloir commun, qu’il travaillait dans l’informatique, trois jours par semaine dans un bureau, et deux jours chez lui, ce qui lui permettait de s’entraîner à la trompette lors de ses pauses. Il voulait savoir si ça ne dérangeait pas le voisinage. Il était prêt à décaler ses créneaux de répétitions pour ne pas empêcher Monique de faire une éventuelle sieste. Un jeune homme charmant ! Probablement un garçon qui acceptera de bon cœur de descendre une poubelle ! Monique troque ses chaussons parme contre des chaussures et descend au rez-de-chaussée.
***
- Il s’appelle Marc, explique Monique à Amélie le lendemain tandis que la jeune femme coiffe les longs cheveux souples. C’est un gentil garçon, tu sais. Il habite l’immeuble depuis quelques semaines seulement, il est arrivé ici pour son travail. Il n’en revient pas que le local poubelle soit à la cave. Il m’a dit qu’il allait insister auprès du propriétaire pour que ça change ! Marc pense que sous l’escalier, ça passerait sans problème. Tu sais, ma petite, on a rouspété déjà, mais personne n’écoute les petits vieux.
Amélie sourit. Elle sait bien que des démarches ont été faites dans ce sens et c’est devant la mauvaise foi du propriétaire qu’elle s’est résolue à descendre les poubelles de ses patients. Elle tirera son chapeau au jeune Marc s’il parvient à faire changer d’avis à cette tête de mule de propriétaire, un type du coin qui a perdu le bon sens en s’expatriant à Paris il y a une quinzaine d’années.
- Tu sais, continue Monique, il est vraiment gentil ce jeune homme. Il a dit qu’il s’occuperait de mes poubelles aussi souvent qu’il le fallait, pour que tu ne te casses pas le dos. Et il est monté avec moi chez Jean et Marie pour proposer ses services aussi.
- Attention Monique, ne peut s’empêcher de mettre en garde la jeune femme, il n’y a pas que des gens bien intentionnés dans…
- Ah ! C’est toi qui dis ça ! Toi une fille d’agriculteur, qui connaît la solidarité des campagnes ! Et puis tu me vexes ! Tu sais bien que je ne suis pas inconsciente, je n’ouvre pas à n’importe qui ! Je ne l’ai pas fait entrer, je lui ai apporté la poubelle sur le paillasson. D’ailleurs il n’a pas cherché à entrer ! Et puis si tu es si inquiète, va vérifier toi-même si c’est une personne à qui on peut faire confiance ! Comme les parents qui ne laissent leur progéniture que chez des copains qui ont fait leurs preuves.
Amélie s’excuse. Elle n’a jamais vu Monique si emportée. C’est vrai qu’il ne faut pas se montrer trop protecteur avec les gens qu’on aime, au risque de leur sembler étouffant.
- En plus, achève Monique calmée, ce sera gentil pour lui que tu le rencontres parce que pour se faire des amis ici, il faut être introduit…
Est-ce que Monique se rappelle sa première année de mariage où, ne connaissant presque personne, elle s’accrochait à son Alain comme à un poteau d’arrimage dans la tempête ? Probablement puisqu’elle ajoute :
- Moi je ne venais pas de si loin, j’étais à vingt kilomètres… Mais le pauvre Marc, tu penses, il vient de Bordeaux ! Toute sa famille et ses amis doivent être encore là-bas. Il est courageux de venir s’enterrer ici, même pour un travail qui lui plaît.
- Allez, ne vous empêchez pas de le prendre sous votre aile ce pauvre garçon, si vous le jugez sérieux ! sourit Amélie en fixant la barrette de la vieille femme.
Le jeune Marc a tenu ses promesses. Plusieurs fois par semaine il monte à l’étage supérieur pour demander à Monique si elle n’a pas une poubelle à lui confier. Un matin il lui a montré avec beaucoup de fierté tout un échange de mails avec le propriétaire de l’immeuble. Il s’est montré plus convaincant que les vieux locataires, puisque l’homme semble prêt à changer d’avis.
Pour fêter cela, Monique lui a offert d’entrer boire un café, avec Marie et Jean, descendus refaire le monde avec leur amie quelques minutes plus tôt.
« Vous avez un piano ! » s’est exclamé Marc. Et il n’a pu s’empêcher de s’approcher du bel instrument, de soulever le couvercle encaustiqué qui protège les touches d’ivoires. Ses doigts caressent les touches ; il n’ose jouer. Marie ne semble pas voir son émotion :
- Un sucre dans le café, jeune homme ?
Il sursaute, abandonne le piano et opte pour un sucre.
Mais sa joie de découvrir l’instrument n’est pas passée inaperçue pour Monique.
- Il faudra revenir jouer du piano quand vous voudrez, Marc, à l’occasion. Moi je ne joue pas, c’était à mes beaux-parents…, lui glisse-t-elle au moment où elle le raccompagne à la porte pour qu’il reprenne son travail.
Depuis ce jour, Marc passe souvent, entre deux réunions, pour s’affranchir quelques minutes de son travail et de son ordinateur. Il passe un moment, avale un petit café ou un chocolat avec Monique, selon l’heure, discute avec elle, sourit à ses photos, s’assied au piano tandis qu’elle épluche ses légumes ou regarde ses photos en l’écoutant jouer. Puis il redescend aussi vite qu’il est venu, sans oublier d’emporter la poubelle ou les bocaux. Parfois lorsqu’elle a des courses un peu lourdes dans son caddie à roulettes, elle toque à sa porte pour qu’il les monte à sa place, quand il aura le temps.
Amélie se réjouit de cette présence. Elle n’a plus mal au dos depuis longtemps et pourrait descendre elle-même les poubelles mais elle sait combien la présence de Marc est agréable pour Monique. Elle se doute aussi que pour le jeune homme, c’est un service bénéfique. On y gagne toujours à semer le bien et la gratuité autour de soi. Il y gagne au moins quelques heures de piano.
Amélie avait d’ailleurs suivi le conseil de Monique, ce premier jour où elle lui avait parlé du jeune homme. Oh, elle n’aurait pas été frapper chez Marc d’elle-même, ça ne se fait pas. Mais puisqu’il jouait de la trompette à sa fenêtre au moment où elle quittait l’immeuble elle s’était présentée comme l’aide-soignante de Monique.
Amélie et Marc se sont croisés ensuite plusieurs fois, chez Monique. Il faut dire que la jeune femme passe entre 10 et 11 heures chaque matin, l’heure parfaite pour la première pause café-piano du jeune informaticien.
Ce matin Amélie n’est pas encore passée lorsque Marc fait sa première pause chez la vieille femme. Il avait une envie folle de chatouiller les touches du piano avant de démarrer sa journée. Et puisqu’il sait que sa voisine est levée vers huit heures, il ne se gêne pas pour monter de bonne heure.
Elle fait passer le café dans la cuisine et se montre affable dès le matin. Parfois elle est comme ça, c’est la gentille commère qui renaît en elle, elle veut tout connaître du garçon : ses amitiés, ses amours, ses passions, son passé.
- Oui, à Bordeaux, c’est cela… répond-il évasivement.
Il ne la regarde pas qui revient de la cuisine. Elle trouve qu’il est touchant à contempler ainsi les cadres aux visages si souriants, posés sur le piano. Sûrement que ça lui rappelle des souvenirs à lui aussi, peut-être des petits frères et sœurs aussi mignons que ces deux-là, des petits qui seraient restés à Bordeaux.
- Il aurait quel âge votre mari, Monique ?
- Alain ? 82 ans, comme moi !
- C’est un bel âge.
- Tes grands-parents doivent en avoir à peu près autant, non ?
- Mes grands-parents ? Oui, c’est ça, à peu près.
Il prend la photo du petit-fils à présent, un bel ado blond.
- Il a quel âge votre petit-fils ?
- Erik ? 20 ans maintenant. C’est un beau gars, hein ? interroge la veille dame qui lui reprend la cadre des mains avec un sourire qui n’échappe pas au jeune homme.
- Ils ne viennent jamais vous voir ?
- Oh… c’est loin la Suède, ils ont leur vie là-bas… Allez, mets-toi donc au piano, tu me feras plaisir.
Marc ne se fait pas prier plus longtemps. C’est pour cela qu’il est venu. Quand il joue d’un instrument, quel qu’il soit, le garçon n’est plus tout à fait le même. Il y a quelque chose qui s’éclaire sur son visage tandis qu’un voile mystérieux vient embrumer joliment ses yeux bleus.
- C’est de famille, ce goût pour la musique ? demande Monique après l’avoir chaleureusement félicité.
Le visage de Marc se rassombrit.
- Non, murmure-t-il. Je ne sais pas d’où ça vient.
- En tous cas tu es doué ! Il faut remercier tes parents de t’avoir donné des cours ! Hein ? Il faut penser à remercier ses parents dans la vie ! Dis-moi, tu n’es pas un garçon ingrat au moins ? Tu traites bien tes parents, et puis tes grands-parents aussi ?
Marc sourit à nouveau, amusé et plein de tendresse pour celle qui devient au fil des semaines une vraie grand-mère pour lui. :
- Pas d’inquiétude, je suis un bon garçon ! Autant qu’un bon voisin. Allez, je redescends, il est temps de me mettre au travail !
Il lui pose un baiser sur la tempe et s’échappe vers son ordinateur. Monique dans son fauteuil sourit encore en regardant la porte vers laquelle il vient de filer. Ce matin elle oublie d’épousseter ses photos. C’est comme si l’arrivée de ce garçon dans sa vie rendait ce rituel obsolète ou inutile.
Lorsqu’Amélie arrive ce matin-là, elle trouve sa patiente souriant dans son fauteuil, le regard un peu brumeux, mélancolique. Ce matin elle a oublié d’éplucher ses légumes et n’a pas dégainé le plumeau jaune.
- Eh bien, Monique ? C’est pas la grande forme ?
- Oh, si. Je discutais avec mon petit-fils…
Amélie a un tendre sourire et, pragmatique, invite la vieille dame à passer dans la salle de bain pour revenir à la réalité.
Les semaines ont passé. Régulièrement Marc monte chez Monique. C’est un garçon tendre et serviable, lumineux lorsqu’il se met au piano ou qu’il joue quelques morceaux de trompette pour sa grand-mère d’adoption. Mais Monique s’étonne qu’il ne soit pas plus loquace sur son enfance, sa famille, ses amis. Elle est capable de lui parler en détails d’Erik et de sa petite-sœur, de leur père quand il était enfant, de sa bru, jolie suédoise.
Monique aime bien avoir Marc pour elle toute seule certains jours. Et en même temps elle se réjouit lorsqu’il passe aux heures où Amélie est là. De la salle de bains où la jeune femme la coiffe, elle écoute avec joie le piano ou la trompette puis prend plaisir à entendre la jeunesse discuter quelques minutes dans la cuisine, pendant qu’Amélie cuisine le repas du jour et que Marc déguste son café. Parfois elle se vexe un peu lorsqu’il parle d’un film ou d’une musique de leur génération, mais la vieille femme s’efforce d’écouter, persuadée que grâce à cela elle peut rester à la page.
Un vendredi, Marc finit son café au moment où Amélie repart pour achever sa tournée. Les deux jeunes redescendent ensemble laissant la pauvre Monique un peu esseulée. La voilà qui retourne épousseter, pour la deuxième fois de la journée, ses cadres sur le piano.
Dans l’escalier, Marc s’étonne que la famille de Monique ne vienne jamais ou n’envoie pas de courrier.
- Monique ? Mais enfin, Monique n’a pas de famille ! Elle a été mariée mais son Alain est mort dans un incendie, il était pompier volontaire… Tout le monde sait ça ici, même moi qui n’étais pas née !
- Mais, son fils…
- Quel fils ?
- Celui des photos !
- Elle n’en a jamais eu… La pauvre. Ma grand-mère raconte qu’elle attendait un bébé peu avant la mort d’Alain mais elle a fait une fausse couche très rapidement.
- Mais, les photos…
- Ce sont celles des cadres. Elle achète les cadres pour la photo qui y est… Tu y as cru à la jolie fable des petits-enfants blonds qui vivent au Québec, en Finlande ou je ne sais où ? C’est touchant que tu y croies… Même Monique n’y croit pas ! Elle joue à y croire comme une enfant qui raconte que ses poupées sont de réelles petites-filles ! Avec moi, elle en rit, elle sait bien que je connais la vérité.
- Mais, Monique n’est pas sénile !
- Non, pas du tout même.
- Elle n’a plus l’âge de se faire des films !
- Et si au contraire elle avait l’âge où elle peut à nouveau en faire, et y croire, sans que cela ne prête à conséquence ? Alors qu’à nos âges…
« Alors qu’à nos âges… » il n’ose répéter cette petite phrase tout fort mais elle lui trotte en tête. À nos âges il est temps d’affronter la vérité, de l’assumer sans la laisser nous écraser. Mais la vérité est dure à assumer seul… Si seulement, si seulement une fille comme Amélie, joyeuse et franche, tendre et vive, était à son côté, pour l’affronter… Alors il n’aurait plus à mentir, et à se faire croire à lui-même qu’il a une mamie aimante et des parents qui lui font confiance. Alors il serait prêt à donner à cette femme solide des enfants, et à les élever tendrement, sans les laisser à l’assistance comme on l’a fait pour lui voici 29 ans.
« Dis, Amélie, si on lui en offrait des petits-enfants, à Monique ? » ça non plus, il n’ose pas le dire tout fort mais cette pensée qui s’ancre en lui avec une fulgurante tendresse le fait redresser le torse et rend plus brillants ses yeux bleus. Il se sent la force de lui demander cela bientôt, si par bonheur elle répond à ses avances ; se contente pour le moment (se contrefichant d’être banal) de lui proposer un film au cinéma, qu’elle accepte avec joie : « Maintenant si tu veux, j’ai mon après-midi de repos ».
***
Huit mois plus tard, Monique a fait une très mauvaise chute dans la rue, : la voici, à quelques jours de Noël, hospitalisée. Marc et Amélie sont passés la voir.
- Monique, voulez-vous que je vous apporte quelque chose de chez vous ? Rien ne vous manque ? demande le jeune homme.
Elle acquiesce, demande la photo d’Alain dans son uniforme de pompier.
- Et tant qu’à faire, la photo des suédois, propose Marc qui s’efforce de ne pas rire.
C’est Monique qui éclate de rire.
- Je n’ai plus besoin de ça, elles peuvent aller à la poubelle ces photos… à la place, vous me mettrez une photo de vous deux, vous valez bien mieux que des petits-enfants imaginaires ! Mais j’imagine que vous ne viendrez pas me voir avant quelques jours. Marc du moins, tu vas aller à Bordeaux pour Noël, n’est-pas ?
Regard gêné du garçon. C’est Amélie qui répond, en glissant une main dans celle du jeune homme.
- Vous savez Monique, le Bordeaux de Marc, c’est un peu votre Suède à vous. Il n’a pas eu de vraie famille.
Alors Monique sourit tendrement à l’ancien pensionnaire de l’ASE, petit abandonné qui s’est inventé une famille.
- C’était donc ça… Eh bien ça va changer avec Amélie et moi ! Je serai ta grand-mère.
- Et Amélie ma femme, enchaîne le garçon, qui brûlait depuis le début de la visite d’annoncer cette bonne nouvelle.
illustration : Au piano, Albert Edelfelt, huile sur toile, 1884