Adrien
À l'arrêt de bus, vers treize heures trente
Patientaient de mauvais gré
Les usagers. Onze minutes d'attente :
Pour des Parisiens, une éternité.
Adrien, joyeux, un peu imbibé,
Bonnet vissé sur la tête
Leur offrait son sourire aviné,
Et ses yeux bleus de poète.
Une femme s’écarta, par le personnage dérangée,
Détourna le regard, refusant de voir
Un SDF heureux. Qu’il fasse la manche,
En psalmodiant des requêtes en afghan,
Qu’il quémande en syrien ou se plaigne en roumain !
Ça oui, c’est la norme de Paris, le quotidien rassurant.
Elle donnerait sa pièce, congratulerait sa main gauche
Ignorant sa main droite qui clique si souvent
Sur des sites de vêtements créés par les petits enfants
De cet homme abaissé à sans cesse quémander.
Un gamin s’étonna, écarquillant les yeux.
Un SDF a-t-il vraiment le droit d’être heureux ?
Ne doit-il pas cacher ses joies, honteux,
Comme un enfant puni, contraint à la contrition,
Privé de jeux et de chansons ?
Un ado le bouscula, s’excusa vaguement ;
Sans savoir si c’était un poteau ou un clodo
Qui l’avait détourné de son écran un bref instant.
À la femme, à l’enfant, à l’ado, Adrien souriait.
À la jeune femme qui arrivait, nez en l’air, sac au dos.
À la vie d’un Paris gris et bruyant, solitaire, patibulaire.
Souriait gaiement, sans trop savoir pourquoi, croyant encore
-Naïf, innocent, toujours pas blasé par la réalité -
Qu’un sourire, dans la grisaille, vaut de l’or ;
Espérant encore dans sa vie sans espérance,
Qu’en miroir, une fois, rien qu’une, lui serait rendu
Ce sourire. Sachant fermement qu’un sourire reçu
Est toujours plus grand qu’un sourire donné.
La jeune femme, sac au dos, nez en l’air.
Avait promis un jeudi d’été,
De chanter et sourire dans les difficultés,
D’aimer les compagnons de hasard,
De répondre présente aux invités de Dieu.
Elle sourit en retour, sans effort, en miroir.
À l’arrêt de bus, vers treize heures quarante,
Les impatients pressés d’en finir
Piétinent en râlant, sans saluer
Adrien à la mine éclatante,
Souriant d’avoir reçu un sourire.